Les expériences de Milgram

Les expériences de Milgram

Nous sommes au début des années 1960. Aux Etats-Unis, et plus précisément à New Haven dans le Connecticut, où se trouve la très réputée Yale University. Dans ce contexte d’après-guerre et de paix relative, un chercheur du nom de Stanley Milgram se pose une question : Comment se fait-il que les Allemands se soient pliés si volontiers aux ordres durant l’Holocauste et ont envoyé des millions de juifs vers un destin macabre sans opposer de résistance? Obéir aveuglément aux ordres les plus abjects serait-ce une particularité Allemande ou bien un trait de personnalité retrouvé chez tout Homme? Non. Évidemment on est tous d’accord. C’est forcément une spécificité à la population Allemande. Jamais nous ne serions capables de telles atrocités… N’est-ce pas ?

Une seule façon de le savoir pour sûr, il faut tester cette hypothèse.

C’est ce qu’entreprend Milgram(1), un chercheur en psychologie sociale récemment diplômé d’Harvard, lui-même d’origine juive. Pour se faire, il place quelques offres de recrutement dans le journal local : 4 $ en échange d’une participation à une étude scientifique sur la mémoire et l’apprentissage qui ne dure qu’une heure. Les volontaires, venus d’horizons différentes (fonctionnaires, ouvriers, commerciaux,…) se rendent ainsi au Yale Interaction Laboratory pour y rencontrer un jeune scientifique propre sur lui et un homme d’une bonne quarantaine d’année qui est présenté comme un autre volontaire.

Ces deux hommes sont en réalité des acteurs. Car vous l’aurez compris, l’étude à laquelle s’apprêtent à participer des centaines de personnes ne s’intéresse pas du tout aux processus mnésiques. Loin de là.

L’expérience d’obéissance

Ainsi, après un tirage au sort truqué, les deux volontaires sont répartis en deux groupes : l’ « élève » et le « professeur ». C’est ici que l’on sépare le vrai volontaire répondant à la petite annonce, de l’acteur qu’il rencontre en même temps que le chercheur. Le vrai volontaire finissant toujours par devenir le professeur.

Dans la suite de cet article on distingue donc bien le vrai volontaire — le professeur — du faux, appelé élève ou encore sujet.

Après cette répartition, l’élève est attaché devant les yeux du professeur à une chaise. Puis des électrodes placées sur son corps. L’expérience, comme on leur explique, a pour but d’étudier le lien entre apprentissage et punition. L’élève devra retenir des séries de mots, et à chaque erreur de sa part il recevra un choc électrique d’intensité croissante au fur et à mesure. A ce moment, l’élève en vient à demander au scientifique s’il n’y a aucun risque malgré son cœur fragile. « Bien que les chocs peuvent être extrêmement douloureux, ils ne causent aucun dommage tissulaire permanent. ».

Ensuite le chercheur — qui pour rappel est lui aussi un acteur — et le professeur s’en vont vers la salle des commandes où il leur est possible d’entendre l’élève mais pas de le voir. Dans cette pièce se trouve un panneau de contrôle présentant 30 boutons. Chaque bouton correspond à un voltage allant de 15 à 450 volts.

Le test peut donc commencer. Les premières questions semblent être du gâteau pour l’élève. De quoi rassurer notre volontaire, voilà 4$ gagnés sans avoir rien d’autre à faire que lire une série de questions. Puis les premières erreurs surviennent. Sans grand effet. Mais progressivement, à hauteur que le voltage augmente, les réactions de l’élève commencent à se faire entendre à travers le mur. A 75 volts on entend un « argh » de surprise. A 120 volts, « hey, ça fait vraiment mal ! ». Au stade des 150 volts, c’est de douleur que l’élève crie pour être libéré et arrêter l’expérience.

Evidemment, toutes ces exclamations sont préenregistrées et l’élève ne reçoit aucun choc. Mais ça, le professeur n’en a aucune idée. Pire encore, il pense électrocuter un sujet cardiaque. Et son malaise monte aussi vite que les cris de l’élève se font entendre. Doutant de ce qu’il doit faire, le volontaire se retourne ainsi vers le scientifique qui répond inlassablement les mêmes répliques : « Continuez s’il vous plait. », « L’expérience nécessite que vous continuez. », « Vous n’avez pas d’autre choix, vous devez continuer. ».

A ce moment-là, Milgram (bien caché derrière une vitre teintée) observe des signes de stress et d’angoisse de la part des professeurs qu’il étudie. Tremblements, sueurs, poings serrés, rires hystériques, pleurs, … Mais face aux réponses du faux-expérimentateur présent avec eux dans la salle des commandes, 82,5% des professeurs continuèrent après les 150 volts ! Ils continuèrent malgré les cris, malgré les suppliques, malgré la petite étiquette en-dessous des 315 volts indiquant « intensité de choc extrême ». Contre toute attente 62,5% des participants poussent jusqu’aux 450 volts.

Une découverte inattendue

Ces résultats eurent l’effet d’une bombe dans la communauté scientifique : qu’importe l’origine, n’importe quelle personne lambda était capable de faire subir les pires sévices à un autre être humain pour peu qu’une autorité en blouse blanche lui indique de le faire. Ces expériences d’obéissance de Milgram sont désormais l’un des classiques de la psychologie humaine. Bien qu’elles aient été fort critiquées, que ce soit pour des résultats que la plupart jugeaient impossibles, ou pour des raisons d’éthique (faire croire à quelqu’un qu’il torture un autre être humain peut s’avérer très traumatisant).

Mais il faut noter que Milgram a réalisé de nombreux contrôles pour s’assurer de la véracité de ses découvertes. Il a notamment suivi ses malheureux sujets d’expérimentation et vérifié qu’ils allaient tous bien après cette expérience, et c’était le cas. La majorité était même heureuse d’avoir participé à cette expérience. Milgram s’est ensuite essayé à de nombreuses variantes de son expérience et en est venu à la conclusion suivante : l’obéissance, ou plus précisément la « soumission consentie », est d’autant plus importante que le volontaire est éloigné de son sujet. Si aucun cri n’est perceptible, c’est sans grand cas de conscience que les volontaires pressent boutons après boutons. Cependant, si le volontaire doit lui-même pousser le sujet contre une plaque de métal pour qu’il reçoive son choc, l’obéissance tombe à 30%.

Comme vous vous en doutez, les autres chercheurs étaient sceptiques face à ces résultats. Et pourtant, de nombreuses autres études partout dans le monde finirent par valider ses conclusions. L’une des théories les plus à la mode à l’époque était que les volontaires étaient conscients que le sujet ne recevait pas de chocs électriques. Donc certains ont voulu tester cette hypothèse. On peut notamment citer Charles Sheridan et Richard King(²) qui en 1972 ont recréé l’expérience avec une vraie victime. Pas un humain, l’éthique s’y opposant. Mais un chiot – ne me demandez pas où est passé l’éthique ici. Et à leur grande surprise, 20 étudiants sur 26 (77%) ont poussé les chocs jusqu’au maximum ! Sur un pauvre petit chiot innocent …

Et donc concrètement ?

Votre expérience personnelle vous l’aura peut-être appris, si vous demandez à un subalterne de réaliser une tâche éthiquement discutable ou illégale de manière abrupte, celui-ci aura tendance à refuser. Ce que démontre ici Milgram, c’est que si vous demandez toujours un peu plus de manière progressive (de quelque chose d’inoffensif à dangereux), il devient plus compliqué pour le sujet de refuser d’obéir.

Ici le terme d’obéissance peut être mal interprété, car il ne s’agit par d’un ordre direct. Dans son expérience, comme dans la réalité, ce genre de « demande » de la part des personnes en position de pouvoir (e.g politiciens, militaires, police, patrons) est plutôt vague et non pas un ordre explicite. Ici, le faux-expérimentateur ne faisait que dire « Vous n’avez pas d’autre choix, vous devez continuer. », sans explicitement lui ordonner de soumettre le sujet à un choc électrique. De même, les volontaires pouvaient en réalité s’arrêter à tout moment de leur plein gré. Ce n’est donc pas de l’obéissance comme on peut l’entendre typiquement, c’est-à-dire exécuter une action contre sa volonté (de la coercition). Il s’agit plutôt de faire vouloir réaliser l’action au volontaire. Une forme de soumission consentie où la personne pense réellement ne pas avoir le choix, tout en se sentant protégé (à tort en règle général) par le fait d’obéir à un ordre – ce qui exclut sa responsabilité.

Charles-Antoine Papillon

Bonus
Ces travaux de Milgram sont désormais très réputés et ont inspirés bon nombre de créateurs. Outre la mise en scène d’une telle expérience pour les besoins d’un documentaire (France Télévision) en 2010, vous pouvez également la retrouver sur vos écrans dans un épisode de Malcom, Law and Order, Bones ou bien tout un arc de Lost. Du côté cinématographique, le film Experimenter sorti en 2015 retrace la vie du chercheur. Mais d’autres films y font aussi référence, comme V for Vendetta, Atrocity, The Milgram Experiment, et bien d’autres.

(1) Milgram S. (1963): Behavioral study of obedience. J Abnorm Psychol oct;67:371-8.
(2) Sheridan C.L. and King R.G. (1972): Obedience to authority with an authentic victim. Proceedings of the annual convention of the American Psychological Association 80:165-66.

Bande-annonce de Experimenter :

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